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L'oeil déporté
Autour de la pyramide des milliers de machines contemplent, photographient, filment, incrustent les touristes dans des décors à haute valeur culturelle dans une chorégraphie ludique; une sorte de jeu d'enfant fasciné par la magie du numérique.
En observant ce ballet dans ce lieu du tourisme de masse parisien, on constate un changement radical dans les pratiques photographiques. Elles sont  entrées
pleinement dans ce que Serge Daney appelait « l’ère du visuel » période qui commence avec le développement de la télévision dans laquelle l'image est affaire de technologie, de perception, de performance, d’images sans auteur ni point de vue, d’images en éternel devenir qui s'adaptent aux dispositifs de diffusion.
Depuis des millénaires, les images ( dessins rupestres, sculptures, dessins, gravures, peintures mais aussi la photographie et le cinéma....) étaient faites main avec le regard d'artisans et d'artistes qui reliaient le monde des vivants à celui des morts et des dieux ou exprimaient leur point de vue sur le monde dans lequel ils vivaient.
Avec le développement de l’image numérique, l’œil a peu à peu été remplacé par des machines qui voient, mesurent, choisissent, fabriquent, modélisent les images pour vous. L’œil humain devient accessoire. Le photographe-vidéaste ne regarde plus le monde directement les yeux dans les yeux mais par écran interposé. Il voit sur son petit écran de contrôle des formes, un visage, un groupe, une église qui lui rappellent le monde qui l’entoure. Il ne photographie pas il capte. La machine interprète suivant le présupposé goût des consommateurs. Elle fabrique des images sans aspérités, lisses, convenues, aux jolies couleurs saturées, garantissant sourire, cadrage « correct ». L’immédiateté de la diffusion procure un sentiment d'ubiquité, le plaisir de se voir et de se montrer dans sa communauté. L’ère du visuel dopée au principe de plaisir ne nous fait il pas régresser au stade du miroir ?
Dans l’ère du numérique et de la miniaturisation, la main reprend du service. Tenu à bout de bras, le capteur de l’appareil photo se déplace dans l'espace à la recherche d'un point de vue inédit  et d'une fusion jubilatoire du sujet et du décor sous le contrôle virtuel du photographe-vidéaste.
Dans le musée du Louvre la pratique photographique est symptomatique de notre époque. Appareil au poing, des milliers de touristes circulent dans les galeries, parmi de grands chef-d'œuvres de l’humanité. Il capte à la volée des œuvres sans pas toujours les voir sans vraiment les regarder. A la manière des paparazzis ils photographient la Joconde, produit d’appel du musée, qui ne se départit pas de son sourire amusé pour ces drôles de paroissiens enregistrant la preuve de leur bonheur d'être là dans le plus grand musée du monde.
Probablement dans cette orgie photographique, les machines doivent capter, au hasard, accidentellement, des images singulières d’une humanité sans fard, émouvante et tragique des images crues qui résistent à la standardisation imposée par les programmes de nos machines à images.
Mais attention, d'un simple contact du doigt sur l'écran tactile, elles peuvent disparaître définitivement dans la poubelle virtuelle d'où aucune photographie ne revient.

Serge Mascret


Alice au pays des merveilles numériques

Il était une fois Alice
Ouvrons cet article par une petite anecdote d'une grande banalité pour illustrer à minima notre thème du miroir. Dans un café d'une ville européenne une jeune fille que nous appellerons Alice, sort de son sac à main son téléphone portable aux couleurs flashy, elle le regarde comme pour faire un selfie intimiste. Elle l'utilise en fait pour se maquiller. En plus de ses nombreux usages, son smartphone devient un miroir, un miroir de l'ère du numérique. J'ai assisté à plusieurs reprises à cet usage détourné.
L'héroïne de Lewis Carroll regarde dans son miroir les reflets réels de la lumière qui l'éclaire. "Alice dans la ville" voit tout autre chose. Une machine digitale pilotée par un processeur mesure, capte son image, choisit les zones de netteté, enregistre l'image, en lui garantissant sourire, teintes et saturation chaleureuses et connecte sa représentation au monde entier. Ce que Alice regarde sur son écran c'est son double virtuel, son avatar, une représentation, un personnage de fiction qu'elle s'est créé à l'aide de sa diabolique machine numérique et quelques accessoires de maquillage.
Cette calculatrice qui manipule les 0 et les 1 a d'autres tours dans sa mémoire système. Elle permet à Alice, comme l'héroïne de Lewis Carroll, de traverser le miroir... virtuellement et de partir à la vitesse de la lumière à l'aventure sur les réseaux sociaux pour se faire des "amis" et comme on dit maintenant,  "être populaire" en diffusant  son image retouchée et touchante et de jouir de ce don d'ubiquité que permettent nos outils de communication moderne en exposant immédiatement, partout dans le monde, son corps retouché.
Lewis Carroll décrit Alice comme une jeune fille curieuse, extravagante, d'une insouciance totale;  une exploratrice idéale. Si notre Alice du 21ème siècle est, comme l'héroïne du 19ème siècle, prête à partir à l'aventure pour tester son pouvoir de séduction et sa popularité elle peut faire un "self shot" selfie radical où le miroir de base reprend du service.
Des jeunes filles devant des miroirs, nues, dans des positions suggestives, pratiquant la masturbation et quelques fois plus, se photographient ou se filment exposant leur intimité au monde entier. Ses images crues, troublantes et violentes en disent plus sur notre époque que nos gentils selfies, consensuels individuels ou collectifs.
Les "self shot" nous parlent de jeunes filles du 21ème siècle qui pour exister à tout prix, sont prêtes à s'exposer au monde, sacrifiant la toute dernière liberté de nos contemporains : leur intégrité physique et sexuelle. Ce qui révèle la marchandisation des corps, la dictature du paraitre, l'influence de la pornographie dans l'éducation sexuelle, la solitude de nos contemporains malgré les nombreux modes de communication mis à leur disposition.
Bienvenue dans la vidéosphère

Selfie
Le terme «selfie» élevé pompeusement  au rang de "mot de l'année 2013" par l'Oxford English Dictionary n'est en fait que la réalisation d'un banal autoportrait assistée par ordinateur. Au mot de selfie, je préfère le terme délicieux et imagé de nos amis québécois pour nommer cette pratique: égoportrait fait par un photophone. Cette pratique photographique et idéographique a produit de nombreux articles de brillants intellectuels en mal de notoriété élevant certains selfies au rang de photos de création les comparant même aux œuvres des maîtres de la Renaissance. Nous vivons une période de grande confusion intellectuelle et artistique où l'on met au même niveau événementiel et création.
Pour dépasser l'effet de mode amplifié par les médias, il est important de placer cette pratique dans l'histoire de la création picturale. Pour cela  il est nécessaire d'être "des nains sur les épaules de géants" pour comprendre des siècles de production récurrente de ce genre de représentation "l'autoportrait" par des maîtres de la peinture et de la photographie.

La naissance du « Je »
Durant l'antiquité, se représenter était considéré comme un acte d’orgueil et celui qui le faisait risquait de s'attirer les foudres divines. Au Moyen Âge les peintres et sculpteurs sont considérés comme de simples artisans mais peu à peu ils sont perçus comme de véritables créateurs et commencent à signer leurs œuvres.
À la Renaissance les artistes se glissent distraitement dans leurs compositions. Par exemple, Jan Van Eyck représente Le portrait des époux Arnolfini (1434). Derrière le couple, il peint un miroir bombé dans lequel on distingue son propre reflet.
Avec la fabrication des miroirs en verre fabriqués par les maîtres verriers de Venise-Murano vers la fin du 14ème qui remplacent le miroir de métal poli, plus flou, les artistes peuvent se représenter de façon détaillée.
Le plus bel exemple, c'est l'autoportrait de Dürer enfant avec une inscription en allemand : « J’ai fait ce portrait de moi devant un miroir en 1484. Je n’étais encore qu’un enfant.» Albrecht Dürer fut un des peintres créateur du genre avec ce dessin réalisé à la pointe d'argent. Il le fit, à l'âge de 13 ans, avec un miroir que son père orfèvre de son état s'était offert.
C'est le premier selfie fait main, par la main d'un génie.
Il est aussi un des tous premiers à se représenter de face, de se peindre en Christ  (1500) et nu (1505).Ces œuvres nous disent comment il se voyait, comment il voulait être vu au fil des ans; un génie capable de produire de telles œuvres.
Au XVIIème siècle l'autoportrait se diffuse en Europe. Rembrandt (1606-1669 ) peint une centaine d’autoportraits, un véritable journal des différentes étapes de sa vie.
Dans Les Ménines (1656), Vélasquez se représente devant son chevalet alors que le roi et la reine qu’il est en train de peindre ne figurent que dans le miroir situé au fond du tableau. Tous les créateurs importants se sont prêtés un jour ou l'autre à l'autoportrait. Albrecht Dürer, Jean Van Eyck, Raphaël, Diégo Vélasquez, Léonard de Vinci vont ainsi attester par cette pratique de leur statut de génies de la peinture de leur époque.
Au 19ème et 20ème siècles  des peintres comme Vincent Van Gogh, Courbet, Otto Dix, Pablo Picasso, Pierre Bonnard, Frida Kahlo, Francis Bacon, la photographe Nan Goldin, seront plus enclins à l’introspection psychologique mais aussi à montrer la fuite du temps.

Selfie, l'écran miroir
Toute proportion gardée, les autoportraits assistés par ordinateur, qui n'ont pas besoin de génie, de créativité et d'habilité manuelle pour voir le jour, partent de la même démarche: comment je me vois sur l'écran-miroir de mon smartphone et comment je veux que ma "communauté" me voit. On se met ainsi en scène pour mieux exprimer sa personnalité ; on se photographie avec des personnalités pour vampiriser un peu  leur notoriété ou on s'intègre dans des décors à haute valeur symbolique et culturelle pour marquer son statut social. Le selfie est une photo prise à la main (ou avec une petite perche pour éloigner l'œil de la machine) qui montre le corps photographiant et le ou les corps photographiés démystifiant ainsi la toute puissance du photographe invisible et voyeur. Au-delà du narcissisme assumé et ludique du selfie certains parlent de démocratisation de l'image. Démocratisation, le mot est dit. Après un siècle de photo amateur, le selfie aurait libéré la créativité de nos contemporains. Merci Apple, Samsung et compagnies.
Montrant à un ami photographe mon livre "Portraits de fait", celui-ci qualifia à ma grande surprise de selfie la photographie de couverture, me faisant prendre conscience que cette mode de  l'autoportrait assisté par ordinateur est devenue un genre à part entière, alors que pour moi les portraits de ce livre sont des images "anti-selfie".  Elles sont le résultat d'un corps à corps avec les sujets photographiés, une prise de risque vis à vis du réel, un point de vue assumé sur la monde qui m'entoure.
Tout est dit dans cette citation de Serge Daney concernant  le terme "visuel" qui caractérise bien la façon dont nos contemporains représentent le monde :
" Évidemment le visuel concerne le nerf optique mais ce n'est pas une image pour autant. La condition sine qua non pour qu'il y ait image est l'altérité "
Dans nos communications modernes audio-scripto-visuelles le selfie n'est souvent qu'un élément iconographique qui accompagne une communication multi-médias; écrite et/ou verbale. L'image est une perception dont la fonction est souvent illustrative.
L'autoportrait photographique dans la tradition argentique dans lequel le photographe est son modèle, était destiné à soi, pour soi, ou pour un cercle restreint d'amateurs ou familial pour une communication lente. Il y a bien dans cette pratique-là une filiation avec les autoportraits de la Renaissance et des siècles suivants. En revanche, faire un selfie a pour but de s'inscrire dans le monde simplement, sans intention artistique, sans point de vue sur le monde, rapidement, d'une façon ludique, à destination de sa bulle communautaire.
Loin de moi l'idée de mépriser cette pratique. Elle est un signe parmi d'autres que nous avons changé notre façon de regarder et de se représenter. L'autoportrait photographique argentique et le selfie numérique, pratiques des temps modernes nous illustrent bien ce passage de la graphosphère à la vidéosphère qui font parties des 3 âges du regard proposés par Régis Debray dans son livre visionnaire "vie et mort de l'image",  paru en 1992.

Les trois âges du regard
Régis Debray propose dans son livre une autre chronologie pour nous raconter l'histoire du regard et de l'image en récusant la périodicité convenue et scolaire des historiens de l'art (Antiquité, Moyen âge, Renaissance, Temps modernes).
Il propose trois âges du regard, trois ères dont chacune dessine "un milieu de vie et de pensée, aux étroites connexions internes, des écosystèmes de la vision, et donc un certain horizon d'attente du regard... ".*
La logosphère ou l'ère des idoles qui va de l'invention de l'écriture à celle de l'imprimerie. Elle est l'image d'un temps immobile. Cette période assure la transition du magique au religieux. Le temps perçu est cyclique. L'image est un être qui vise l'éternité. La production des images est régie par les instances religieuses et politiques. L'artiste célèbre une force d'après les écritures. Les artistes, entre sorciers et artisans sont anonymes. Dans cette période la représentation de soi est inimaginable ou rare.
La graphosphère ou l'ère de l'art commence après l'invention de l'imprimerie jusqu'à l'apparition de la télévision couleur. Cette période assure la transition entre le théologique et l'historique; du divin à l'humain. L'image est considérée comme une représentation destinée à être vue. Le temps est linéaire. La Renaissance célèbre les idées humanistes et témoigne du génie des artistes. L'artiste devient une personne qui revendique peu à peu sa liberté. De la Renaissance jusqu'au 19ème siècle, le beau est au centre des préoccupations. Les artistes créent une œuvre personnelle, signée dont l'horizon est l'immortalité. La pratique de l'autoportrait va alors se déployer naturellement de la Renaissance à nos jours.
La vidéosphère ou l'ère du visuel commence avec la généralisation de l'audiovisuel et en particulier de la télévision couleur. L'image est produite avant tout pour être visionnée. C'est une perception liée à la performance des machines de production et de visionnage. Dans cette période qui va de l'historique au technique, le temps est ponctuel. L'image sans véritablement d'auteur est captée pour informer, créer un événement en fonction de la mode du moment pour surprendre et  distraire. Le selfie est un avatar de l'ère du visuel.

Un quatrième âge ?
"Alice dans la ville " quant à elle est bien rentrée, pour moi,  dans un quatrième âge que le livre de Régis Debray publié en 1992 ne pouvait pas alors décrire dans toute son ampleur. Appelons-le  la "cybersphère". Pour moi cette période s'est ouverte au cours de la dernière décennie du 20ème siècle avec la généralisation du numérique, d'Internet, de la dématérialisation de l'information, du développement mondial des réseaux et des capacités infinies de stockage de l'information et de son traitement. L'apparition des réseaux sociaux a créé des pratiques de communication inédites, véritable miroir multi facettes du web qui permet aux internautes de s'exposer sans retenue, d'essayer d'exister dans un monde globalisé. Les images sont interactives, immersives, créées par des processeurs de plus en plus puissants qui prennent la main sur les utilisateurs. Les machines de production et de diffusion des images interconnectées montrent des images en éternel devenir s'adaptant au dispositif de diffusion. Elles sont modifiables à souhait, véritable pâte à modeler numérique  créant chez l'usager à la fois une jouissance et un doute quant à la véracité de la représentation iconographique.
Comme dans la vidéosphère  la "cybersphère" est dans un régime visuel qui fonctionne au principe de plaisir, le plaisir du "je". Un étrange retour au stade du miroir.
Serge Mascret
Paru dans: Lettres comtoises n° 10 "Miroirs et reflets", décembre 2015, revue annuelle publiée par l'Association du livre et des auteurs comtois (ALAC), Centre Pierre-Mendès-France, 3 rue Beauregard, 25000 Besançon
* Vie et mort de l'image"  de Régis Debray       Édition Gallimard/folio essais 1992

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