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A la recherche des paradis perdus à jamais

" Une photo ? C'est l'instant qui s'arrête, les sentiments qui demeurent, la vie qui s'en va " Jérôme Touzalin


L'image de ce petit garçon, au sourire radieux qui nous regarde spontanément, vêtu d'un gilet tricoté main, oreilles à l'écoute, barrette dans les cheveux, raie impeccable, est l'unique photographie de ma petite enfance.
La photographie, par son mode de captation et de représentation, est idéale pour dévoiler l'esprit de l'enfance. L'innocence de l'enfant s'exprime spontanément, dans l'instant, sans contrainte. La technique photographique sait saisir ces instants dans une immobilité unique et éternelle, une représentation sans passé, sans avenir et très présente. Malgré son réalisme indéniable, c'est ça, un petit garçon heureux, la photographie est essentiellement contingente, singulière, sans histoire. C'est le "spectator" qui se fabrique, après coup, une histoire, l'idéalise, la dramatise et parfois la transforme en paradis qui pourtant est à jamais perdu.
Ce petit garçon au sourire radieux venait de perdre son père à l'âge de deux ans.
Pour comprendre un peu mieux ce modeste "portrait à la barrette" nous allons être "des nains sur les épaules de géants" de la peinture.
La photographie est l'héritière artistique et philosophique de la Renaissance. A partir du 15ème siècle les artistes préfèrent peu à peu la terre au ciel, le naturalisme au symbolisme religieux, l'humanisme à l'obscurantisme. La représentation des enfants dans les œuvres d'art va suivre cette évolution jusqu'à nos jours où l'enfant devient roi.

L'enfance de l'art
Les grands maîtres de la peinture européenne ont représenté les enfants suivant la sensibilité de leur époque. On a tendance historiquement à faire commencer la représentation de l'enfance au Moyen-âge avec l'enfant le plus peint durant des siècles: l'enfant Jésus. Mais on oublie un peu vite les périodes romaines et grecques durant lesquelles on peignait "a fresco" ou on sculptait des d'enfants, des cupidons, des Eros.
Jésus n'était pas peint d'une façon réaliste mais symbolique, plus âgé et empreinte d'une certaine gravité: le destin du fils de Dieu. Au moyen-âge les enfants sont considérés comme des petits hommes et peu représentés. Les premiers enfants peints furent les orphelins dans une période de forte mortalité des mères. L'église commanditaire des peintres promouvait l'adoption et la charité chrétienne.
C'est au 17ème siècle que la représentation de l'enfant Jésus s'humanise à l'exemple de "La Madone avec enfant"  1658 du peintre espagnol Francisco de Zurbarán.
A la même époque les Frères Le Nain peignent des familles paysannes où les enfants sont intégrés à part entière dans le cercle familial.
Puis vint les portraits de famille où l'on présente les jeunes héritiers dans des mises en scène et une symbolique sophistiquées pour rassurer sur la continuité de la dynastie et asseoir son pouvoir politique.
"Les Menines" de Diego Velasquez en est un exemple génial avec comme finalité : légitimer l’infante Marguerite au premier plan de la toile; une vraie campagne publicitaire.
Au 18ème siècle  la médecine progresse et les familles font tout pour que la mortalité infantile recule. On aime ses enfants à l'image d'Élisabeth Louise Vigée Le Brun qui peint des autoportraits avec sa fille, Marguerite Gérard élève de Fragonard peint l'amour maternel, l'éducation et l'apprentissage des enfants qui sont pour ces artistes des êtres à part entière.
La fin du 18ème siècle, une aire nouvelle impose le sentiment familial. C'est le siècle des lumières, de Jean-Jacques Rousseau, de Goethe. L'enfant est un être capable de sentiments qu'il faut élever, éduquer, aimer
Les peintres donnent une identité, une personnalité aux enfants en les représentant par exemple seuls.
Le 19ème siècle voit apparaître dans les œuvres l'enfant du peuple, l'enfant des rues avec ses petits métiers et ses conditions de vie, Millet peint les enfants des familles paysannes dans leur quotidien, Eugène Delacroix représente les enfants soldats comme dans "la Liberté guidant le Peuple" et  Édouard Manet avec "le joueur de fifre" fait un instantané d'un jeune soldat qui semble triste absent comme dépossédé de son enfance.
Dans la seconde partie de 19ème avec l'invention de la photographie, la peinture cherche de nouvelles formes d'expression.
Pour Auguste Renoir un tableau doit être une chose aimable, joyeuse, jolie. ce qui transparaît dans ses tableaux avec enfants, ses enfants.
Berthe Morisot peint sa fille à tout âge dans des poses non conventionnelles, libre.
Au 20ème siècle l'enfant s'émancipe, affirme sa personnalité. Le peintre suisse Vallotton peint "le Ballon" en 1899
c'est le dessin d'enfant dans sa spontanéité qui inspire  les artistes comme le Douanier Rousseau, Picasso, Klee, Miro. La boucle est bouclée
Dès son invention la photographie héritera tout particulièrement des peintres du 18 et 19ème siècle dans ce désir de montrer l'intimité, la liberté, la personnalité, l'autonomie des enfants. Au 21ème siècle la transparence devient un mode de vie. De la naissance à l'adolescence les enfants sont photographiés, filmés au jour le jour dans des poses souvent conventionnelles que je qualifierai de domestiques et leurs images partagés sur les réseaux sociaux à la vue de tous. La question est de savoir si ce trop plein d'images, sans mystère, produira de la nostalgie ou un regard amusé sur le temps qui passe comme nous y avait habitué la télévision.

Ce détail qui point
Dans son livre  "La chambre claire" note sur la photographie, Roland Barthes cherche à comprendre la singularité de la photographie, son essence " Je n'étais pas sûr que la photographie existât, qu'elle disposât d'un "génie" propre". (1) p14
Il constate "Ce que la photographie reproduit à l'infini n'a eu lieu qu'une fois..." (1) p 15
 "...elle est le particulier absolu, la contingence souveraine, ... " (1) p 15
"On dirait que la Photographie emporte toujours son référent (ce qu'elle représente) avec elle, tous deux frappés de la même immobilité amoureuse ou  funèbre, au sein même du monde en mouvement " (1) p17
R Barthes constate qu'une photo peut être l'objet de trois pratiques ou trois intentions faire, subir, regarder. Pour décrypter l'acte photographique il utilise des termes venant du latin pour les désigner "Operator" c'est le photographe" le "spectator " celui qui regarde l'image. Et pour celui ou celle qui est photographié, la cible, le référent. Il l'appellera le "spectrum" .
 Pour cerner la spécificité de la photographie, il nous parle de son expérience de "spectator" en se posant une simple question: Pourquoi certaines images le laissent indifférent et d'autres le captivent.
Pour cela l'auteur utilise d'autres concepts  : le "studium" c'est ce que perçoit le "spectator" en fonction de son savoir, de sa culture, de son expérience; de son intérêt humain pour le sujet représenté. Le "Punctum" quant à lui vient perturber le "studium". Un détail dans la photographie qui arrive comme une flèche, il nous pique, nous blesse, nous perturbe. Le "punctum" c'est aussi dans la traduction latine un petit trou, une petite tâche, une petite coupure.
R Barthes se confronte dans son livre aux images de grands photographes ( Sander, Avedon, Nadar, Niepce, Klein, Mapplethorpe ...) et nous fait  découvrir ces détails qui le touchent et lui font aimer telle ou telle photographie.
Dans la deuxième partie du livre, R. Barthes va plus loin en redécouvrant des photos de sa mère qui venait de décéder. De toutes les photos retrouvées après la disparition de cette mère tant aimée, adorée, une seule " la photographie du jardin d'hiver" de sa mère enfant lui permet de retrouver l'être aimé et de garder un peu de cet être essentiel pour le reste de sa  vie.
"J'observai la petite fille et je retrouvai enfin ma mère. la clarté de son visage, la pose naïve de ses mains, la place qu'elle avait occupée docilement sans se montrer ni se cacher, son expression enfin, qui la distinguait comme le Bien du Mal , de la petite fille hystérique."... (1) p107
Il sait aussi que ce petit carré de papier jauni représentant l'être aimé disparaitra à jamais avec le temps comme toute chose.

La barrette  est le "punctum"
Pour la photographie, la nostalgie se trouve dans les détails comme le diable.
Ce portrait noir et blanc en mode studio, petit rectangle de papier de 15 cm2, bien modeste, est une machine à remonter le temps et à produire nostalgie et mélancolie.
La redécouverte de l'unique photo de ma petit enfance m'a rappelé l'expérience émouvante de Barthes lorsqu'il regardait la "photographie du jardin d'hiver" de sa mère enfant.
Je me suis posé la même question: Pourquoi ce portrait enfant m'émeut.
"Spectator" Quand j'ai redécouvert à la mort de ma mère cette unique photographie, j'étais sidéré de voir apparaitre cet instant de ma petite enfance qui était pour moi un trou noir. Une période refoulée probablement due à la disparition de mon père.
"Opérator": Je regarde le photographe qui fait naitre ce sourire radieux qui me ressemble. Cet optimisme inquiet qui, je crois, m'accompagne dans la vie. Un bon professionnel qui a, peut être, perçu quelque chose de ma personnalité et qui aujourd'hui est mort.
"Spectrum": Je suis le référent, la cible. je me reconnais sans hésitation. Forme du visage, sourcils, mes yeux. c'est bien moi, et ce sourire radieux malgré la période dramatique que ma mère venait de vivre.
"stadium": Cette photo m'intéresse car il s'agit de l'unique photo de ma petite enfance. Mais mon intérêt va au delà. Je regarde mon pull tricoté main et je pense à ma mère. Je perçois le dispositif studio modeste avec ce fond uni gris avec de petits nuages et je suis un ange pour un instant. Je me dis que cette photo coûta cher pour les revenus de ma mère et ce noir et blanc me projette dans le temps, au siècle dernier et je pense aux photographies de Doisneau, Cartier-Bresson, Robert Frank, et à l'une de mes photographies " la petite fille de la mer noire" Turquie 1978" Un diptyque qui fait renaître un instant de vie.
"Punctum" Quel est le point sensible de cette photo qui vient déranger le stadium. C'est la barrette dans les cheveux, accessoire féminin qui fait tâche. Quand je montre cette photographie on me dit parfois: Qu'elle est cette petite fille ?  Et je me rappelle que mes parents après deux garçons voulaient une fille.....
Ce simple détail, dans cette photo, me refait revivre le deuil de mes parents.
"...et y ajoute cette chose un peu terrible qu'il y a dans toute photographie: le retour du mort"(1) p23

(1) La chambre claire Note sur la photographie  Roland Barthes  Édition: Cahier du cinéma  Gallimard Seuil 1980

La petite fille de la mer noire" Turquie 1978
Des thèmes universels
L'histoire de la représentation de l'enfance dans la peinture suit les évolutions politiques, religieuses, sociales, médicales. Au delà des sensibilités de chaque époque on constate  des thèmes et attributs récurrents et symboliques utilisés par les artistes  à la demande de leurs commanditaires ou pour exprimer leur vision du monde.
Ces attributs et thèmes: la maternité, les animaux, l'uniforme, les costumes et déguisements, le jeu, l'éducation, l'affirmation de soi, la sexualité.
La photographie héritière artistique de la peinture a repris ses thèmes en rentrant de plus en plus dans l'intimité des sujets.
Mes 8 photographies que je présente seront associées avec 8 tableaux de peintres que j'aime et qui ont traité  les même thèmes.

1) La chambre claire Note sur la photographie  Roland Barthes  Édition: Cahier du cinéma  Gallimard Seuil 1980
Paru dans: Lettres comtoises n° 12 " Enfance ", décembre 2017 revue annuelle publiée par l'Association du livre et des auteurs comtois (ALAC), Centre Pierre-Mendès-France, 3 rue Beauregard, 25000 Besançon​​​​​​​

Serge
Serge
The little girl from the black sea "Turkey 1978
The little girl from the black sea "Turkey 1978
The little girl from the black sea "Turkey 1978
The little girl from the black sea "Turkey 1978
Mère et enfant Pierre-Auguste Renoir 1881
Mère et enfant Pierre-Auguste Renoir 1881
Turkey 1978
Turkey 1978
Les 5 enfants de Charles 1er par Antoine van Dyck  1637
Les 5 enfants de Charles 1er par Antoine van Dyck 1637
Vietnam 1996
Vietnam 1996
Édouard Manet   Le Joueur de fifre 1866
Édouard Manet Le Joueur de fifre 1866
Fraisans  France 2014
Fraisans France 2014
"Le ballon" de Félix Vallotton 1899
"Le ballon" de Félix Vallotton 1899
Sitges Spain 2014
Sitges Spain 2014
Dans le jardin à Maurecourt 1884 Berthe Morisot
Dans le jardin à Maurecourt 1884 Berthe Morisot
Vietnam 1996
Vietnam 1996
L’Enfant au toton  Portrait d’Auguste-Gabriel Godefroy  1738  Jean-Siméon Chardin
L’Enfant au toton Portrait d’Auguste-Gabriel Godefroy 1738 Jean-Siméon Chardin
Vietnam 1996
Vietnam 1996
Edouard et Marie-Louise Pailleron 1881 John Singer Sargent
Edouard et Marie-Louise Pailleron 1881 John Singer Sargent
Sitges Spain 2014
Sitges Spain 2014
Balthus: Thérèse sur un banc 1939
Balthus: Thérèse sur un banc 1939
Julie 1994
Julie 1994
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Les couleurs de la vie
Noir et blanc vs Couleur
“Le noir est une couleur en soi, qui résume et consume toutes les autres.”   Henri Matisse

L’histoire de la photographie a été traversée, depuis plus d’un siècle  par deux courants artistiques : photographier le monde en noir et blanc ou en couleur, même si, le développement du numérique a changé la donne.
Pour raconter cette histoire haute en couleur quoi de mieux que de commencer par la sienne, celle de sa petite enfance qui, parait-il, structure toute une vie.
J’ai réalisé que mon travail photographique est en majorité en couleur à l’exemple de mon  livre principal «Quelques instants dans le monde 1975-2020» Le hasard et la nécessité(3) (4) qui ne comporte que 22 photographies  en noir et blanc sur 188 photographies. Est-ce un hasard ou une nécessité ?
1. Il était une fois un petit garçon qui avait peur du noir.
j’évoquais dans un précédent article (1)  ce petit garçon de deux ans qui venait de perdre son père décédé à la suite d’une longue maladie. Cet événement dramatique fut le début d’une période qui probablement me marqua profondément. Les souvenirs qui me reviennent sont : la couleur noire des vêtements de ma mère, son chagrin retenu mais que je devais ressentir au plus profond de moi, l’histoire, maintes et maintes fois racontée, d’un homme parti trop jeune, musicien doué jouant de plusieurs instruments et artisan, tourneur- modeleur sur bois. La présence de mon père était constante par l’intermédiaire  d’une photographie en noir et blanc insérée dans un cadre posé sur un meuble réalisé par lui. Mais la présence photographique n’effaçait pas ce sentiment d’absence qui m’habita durant toute mon enfance, une impression de disparition, d’abandon.  Ce portrait semble renforcer ce sentiment d’éloignement puisque mon père ne me regarde pas. Ne dit-on pas que pour bien vivre avec les morts, c’est vivre sous leur regard.
Malgré l’amour immense de ma mère pour ses trois garçons, j’ai rejeté au fond de ma mémoire cette période de ma petite enfance et développé un rejet pour le passé, la nostalgie, pour les photographies en noir et blanc que l’on garde pour se souvenir, pour les  vêtements sombres. Lorsque j’entrepris d’écrire l’article pour Les lettres comtoises sur le thème de l’enfance, j’ai constaté  que je n’avais pas de photographies de ma famille de cette période à l’exception du « petit garçon à la barrette »(1). Cette période traumatique m’a probablement  donné cette propension à préférer vivre pleinement l’instant  présent sans me retourner vers le passé. Adulte, je devins un homme impatient. A la suite de ma reconversion professionnelle dans l’audiovisuel qui me fit reprendre  des  études à l’université et dans une école de cinéma, j’ai préféré choisir la vidéo professionnelle naissante dans les années 80, naturellement en couleur  car en comparaison avec le cinéma, le temps de production télévisuelle est beaucoup plus court et le résultat plus immédiat.
La photographie et la vidéo furent pour moi des supports de prédilection de communication et d’expression, pour me sentir parmi les vivants. C’est probablement à partir de ce destin d’orphelin  qu’est né, par la suite, mon projet professionnel et artistique. Il fut orienté vers cette quête de capter la vie pour la préserver comme l’on protège une flamme du vent.
Je pratique une photographie immersive proche des sujets de mes reportages Au hasard des rues (2),  une forme d’errance initiatique à la recherche des autres.
Je ne photographie pas pour me souvenir,  j’essaie de montrer ces moments uniques qui nous parlent  de la complexité de la vie, de sa fragilité, de son mystère  qui ne pouvaient pour moi, qu’être représentés en couleur car le noir et blanc est intemporel et semble effacer les empreintes du temps qui rythme nos existences.
Le portrait est aussi un autre genre photographique qui m’enthousiasme car il permet des  rencontres à travers le regard qui nous disent que nous sommes vivants.
Cette enfance habitée par un sentiment d’absence  m’a probablement  donné l’envie d’ailleurs, du mouvement et de la couleur.
Mes photographies  en noir et blanc (3)  sont souvent présentées en série comme si l’absence de couleurs nécessite de mettre un peu de temps, de mouvement pour transmettre la vie.
2. Les couleurs de l’altérité
L'altérité, concept philosophique qui signifie : « le caractère de ce qui est autre », est liée à la conscience de la relation aux autres considérés dans leur différence.
Mon travail photographique (4) (5)  s’inscrit dans cette philosophie. Il consiste en des rencontres au hasard de mes  déambulations  et de mes voyages. Mes sujets de prédilection: les gens dans leur diversité sociale et culturelle, dans leur quotidien, leur travail, leurs loisirs, leurs traditions, leurs fêtes païennes et religieuses. J’aime photographier les gens dans la rue, capter le mouvement de la vie et seule la photographie en couleur peut rendre compte de cette effervescence. Les couleurs portent en elles des symboliques archaïques, culturelles, sensuelles qui donnent une profondeur aux images. Leur confrontation entre elles dans le cadre de la photographie  fait naître une énergie qui touche les corps et les cœurs.
3.Noir c’est noir
Pour nos civilisations occidentales, le noir c’est le néant, le mystère,  les ténèbres,  l’inconnu, la mort. En Occident le deuil se porte en noir. Le noir  est aussi associé, à la peur de  l’inconnu, à l’enfermement. Des concepts qui me parlent.  A six pieds sous terre c’est le noir. Le noir fait également référence à l’autorité, à la rigueur, des concepts qui ne trouvèrent pas d’écho chez moi. En Inde ou en Chine, c'est le blanc la couleur du deuil.
Le blanc, évoque des valeurs positives, telles que la pureté, l’équilibre et l’innocence mais aussi le vide. Le blanc se marie parfaitement avec toutes les couleurs et donc avec le noir. Lorsqu’il est associé à d’autres couleurs, le blanc éveille en nous un sentiment de fraîcheur, de bien-être et de sérénité. Pour le photographe la lumière est essentielle car elle lui permet de dessiner ses rêves et sa représentation du monde. Du noir au blanc elle lui offre une palette de gris pour exprimer ses états d’âme.
Les images furent en noir et blanc durant un siècle pour des raisons techniques, économiques mais aussi esthétiques. De la fin du 19ème jusqu’à la moitié du XXème siècle le noir et blanc fut un mode de représentation contraint mais qui fit naitre un champ d’expérimentation artistique fabuleux dans une période pleine de bouleversements techniques, politiques, scientifiques et sociaux.
Le  blanc et le noir ne sont pas vraiment des couleurs pourtant ils donnent naissance à des émotions. Ils transforment  le réel en quelque chose d’unique, d’intemporelle, de plus abstrait, moins porté sur la description physique de la scène, sur les détails. Ils transcendent le réel.  Ainsi cette métamorphose place ces images au rang de (re)présentation artistique. Débarrassé du réel coloré et prosaïque, le photographe peut se préoccuper de la composition, du jeu des formes, des textures, des ombres et de la lumière pour offrir au spectateur une émotion mais le prix à payer, c’est la charge nostalgique du noir et blanc qui tourne la représentation vers le passé, l’abstraction et estompe pour moi les éclats de la vie que je cherche à saisir avec la couleur.
4.Petite histoire de la photographie.
Comme pour la peinture, la photographie, noir et blanc et couleur, a évolué  grâce à de nombreuses innovations technologiques et scientifiques dans les domaines de l'optique, de la chimie, de la mécanique, de la physique, de l'électricité, de la compréhension du mécanisme biologique de l'œil humain et par la suite de l'électronique, de l'informatique  permettant  aux artistes de nouvelles façons de s’exprimer et de représenter le monde.
Vers 1824 Le premier procédé photographique est inventé par Nicéphore Niépce (1765-1833). Il obtient des images en noir et blanc en exposant plusieurs jours une plaque d'argent recouverte de bitume de Judée.
1839, date de l’invention  officielle  de la photographie par Daguerre (1787-1851) avec son  daguerréotype, ce procédé consistait à fixer l’image positive obtenue dans la camera oscura sur une plaque de cuivre enduite d’une émulsion d’argent et développée aux vapeurs d’iode. Daguerre bénéficia des recherches de Nicéphore Niépce qu’il améliora et avec qui il collabora. Après le décès de Nicéphore Niépce 1833, Louis Daguerre poursuit l'amélioration du procédé. En découvrant le principe du développement de l'image latente, Daguerre trouve le moyen de raccourcir le temps de pose à quelques dizaines de minutes.
À l’origine la photographie était en noir et blanc et quelques fois on colorisait les plaques photographiques à la main pour plus de réalisme.
La photographie était pratiquée en studio car, les chambres photographiques n’étaient pas très manipulables, les plaques  manquaient  de sensibilité nécessitant un apport de lumière artificielle pour éviter des poses trop longues. Le studio permit aussi aux photographes d’exercer l’activité lucrative de la peinture : le  portrait.
En 1861, Thomas Sutton réalise la première photographie couleur. En 1869, Louis Ducos du Hauron et Charles Cros présentent un procédé à l'origine de la trichromie.
Il fut amélioré par les frères Lumière en 1907, qui les commercialisent sous la forme de plaques autochromes Au début du 20ème siècle des photographes furent envoyés  capturer le monde en couleur grâce au procédé des frères Lumière.
A partir des années 1920 c’est le développement technique des appareils photo,  des films 35 mn plus pratiques, plus sensibles et des procédures de développement qui respectaient les couleurs  qui firent évoluer les pratiques de la photographie, son esthétique, ses modes de diffusion.
C’est seulement au milieu du XXe siècle que la photographie couleur se démocratise.
En ces débuts du XXème siècle les  photographes transformèrent la rue, le monde en un grand studio à ciel ouvert pour capter les événements, la vie de leurs contemporains avec des appareils de prise de vue qui faisaient corps avec eux.
Leica fut le premier appareil utilisant le film 35 mm, au format 24 x 36 mm, utilisé par le cinéma. Il sera commercialisé à partir de 1925. Cette marque sera  synonyme de qualité et d’un style de photographie instantanée de rue, de reportage dont le photographe Henri Cartier Bresson fut l’emblème
En 1928 nait le Rolleiflex , appareil de moyen format (6 x 6 cm) bi-objectif. Les deux objectifs, solidaires, servent, l'un à la mise au point, l'autre à la prise de vue. D'un emploi discret, il fut pendant de nombreuses années l'appareil photo des reporters
Le Nikon F fut le premier reflex professionnel de grande diffusion. Grâce à  des viseurs et optiques interchangeables il assurait une couverture de 100 % de l'image enregistrée. Il sera produit de 1959 à 1974 et deviendra l'appareil des reporters en particulier sur les théâtres de guerre.
La photographie en noir et blanc révéla des photographes de talent au style remarquable qui, grâce à ces inventions techniques, ont créé des images uniques par leur composition (Henri Cartier Bresson, Martine Franck) la maîtrise de la lumière (Brassaï, Ronis, Boubat), le jeu des formes (Man Ray), l’utilisation de noirs profonds,  aux effets dramatiques en accord avec le sujet (Sebastiao Salgado) l’utilisation de blancs éblouissants (Josef Koudelka). Le noir et le blanc permit de mettre en valeur l’intensité des regards des portraits de Richard Avedon, de Sabine Weiss. Dans les premières décennies du XXème siècle,  les nouvelles techniques photographiques permirent  de saisir le monde en mouvement d’une société en pleine mutation avec ses drames et ses guerres (Robert Capa)  Les appareils de prises de vue furent la mémoire de cette mutation sans précédent.
5.le noir et blanc prend des couleurs
C’est au milieu des années 1970 que les photographes  s’emparent de la couleur.
Les débuts de la photographie couleur étaient destinés aux magazines et à la publicité en pleine expansion.
La complexité du procédé couleur permet de comprendre assez aisément pourquoi la pellicule couleur ne se démocratise qu'à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Le prix des pellicules y est pour quelque chose. L’achat et le développement d’une pellicule couleur coûtaient plusieurs fois ceux d'un film noir et blanc.

L'histoire de la photographie couleur a été largement portée par des photographes américains comme Stephen Shore, Joel Meyerowitz, Saul Leiter ou William Eggleston avant d’influencer les photographes européens comme  Raymond Depardon, Martin Parr, Luigi Ghirri, John Batho, Claude Nori, , Harry Gruyaert  Jean-Marie Périer  et bien d'autres.
La reconnaissance de la photographie couleur se fit, entre autre, lors d’une exposition de 1976 au MoMA, présentant les œuvres de Stephen Shore et de William Eggleston. Ce fut une étape pour la photographie couleur qui présentait des œuvres qui magnifiaient le réel et le banal, créant des univers singuliers.
Ce ne fut pas simple : Walker Evan, grand photographe du noir et blanc, critiqua la photographie couleur avant de l’expérimenter aussi dans les années 1970 dans ses portraits aux couleurs pastel faites au polaroïd.
Les années 1970 verront alors naître des artistes de la photographie couleur avant qu’elle ne devienne incontournable. C’est aux Etats Unis que la photographie passa du statut d’artisanat au statut d’art et les photographes au statut d’artiste et la couleur en fut pour quelque chose car elle faisait écho à la peinture et à la télévision couleur naissante. Les photographes osaient enfin la couleur comme tous les peintres depuis des siècles mais jusqu’à nos jours la photographie noir et blanc garde son aura de création artistique.
Harry Gruyaert est un photographe qui a utilisé puissamment  la couleur. D’origine belge, photographe de rue, intuitif et perceptif, pionnier européen de la photographie couleur depuis les années 1970, voyageur, Il puise son inspiration dans le monde qui l’entoure.
Il nous fait ressentir l’émotion de la découverte d’endroits  qu’il rend uniques.  A la manière des grands photographes du noir et blanc, il dépasse le réel pour créer ces lieux singuliers sculptés par la lumière, les ombres et la couleur.   Il nous montre l’esprit de lieux où des êtres humains semblent dépassés par les éléments que les entourent.
Son inspiration est du côté de la peinture : Caravage pour l’utilisation de la lumière comme vecteur de la spiritualité et Edward Hopper peintre de la solitude et de la mélancolie et du désir d’un ailleurs.
Pour Harry Gruyaert, photographier est un besoin vital, une nécessité, au hasard de ses découvertes lors de ses voyages. C’est une démarche qui me touche.
Dans le bouillonnement artistique des années 70-80, le Polaroïd avec sa surface sensible et son développement instantané séduit des artistes photographes  par son format, ses couleurs inédites et son rendu graphique. Des artistes peintres comme  Andy Warhol, des photographes de mode comme Sarah Moon s’emparèrent de cet outil qui préfigure le numérique  et met la photographie couleur du côté de la création picturale.
 Il a fallu un siècle à la photographie pour retrouver des couleurs et devenir à part entière, un support de création et aussi une pratique massive du grand public.
6.Les couleurs en devenir
Le numérique, avec sa palette au million de couleurs, est une véritable pâte à modeler virtuelle qui permet de réinventer le réel.
L’opposition artistique entre noir et blanc et couleur qui perdure, est un vieux débat du siècle dernier qui n’a plus de raison d’être. Avec le numérique,  le noir et blanc se fait en postproduction à partir d’une photographie en couleur. Couleur après couleur, le photographe les transforme en gris en fonction de son projet artistique le rapprochant du peintre. La technologie numérique crée des images en éternel devenir s’adaptant à la capacité infinie de transformation des programmes qui les fabriquent et aux supports qui les diffusent. Avec la technologie numérique rien n’est définitif.  Il y a une vie après la prise de vue.  Elle libère le photographe du choix préalable entre noir et blanc et couleur. Elle ouvre l’éventualité de les mélanger, de moduler les teintes et la lumière, de recomposer la réalité à la manière des peintres surréalistes (collage) qui donnaient à voir leurs rêves voir. La photographie numérique  devient hybride mélangeant les  techniques et les styles de représentation la faisant basculer dans l’art contemporain.

Paru dans: Lettres comtoises n° 16 « Goûts et couleurs » décembre 2021 revue annuelle publiée par l'Association du livre et des auteurs comtois (ALAC), Centre Pierre-Mendès-France, 3 rue Beauregard, 25000 Besançon

(1) Lettres comtoises n° 12 " Enfance ", décembre 2017
(2) Lettres comtoises n° 8 "Humeurs", décembre 2013,
(3) «Quelques instants dans le monde 1975-2020» Le hasard et la nécessité Edition Blurb.
(4 )Site :https://chromacity.pagesperso-orange.fr  (livres : voir rubrique édition)

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